Chronique du lundi – 25 mai 2020 – L’envol des illusions
Depuis plusieurs années un couple de Rougequeue fait leur nid sous les poutres du pont de grange. Mais, privilège de la retraitée, ce n’est que la deuxième année que j’ai réellement pris conscience de leur existence, oh combien effrénée.
Tout d’abord, je ne remarque rien parce que tout se passe discrètement et que l’observation ornithologique n’est pas ma passion première. J’imagine qu’ils préparent le nid. Est-ce qu’ils en construisent un nouveau chaque année ? Je ne saurais le dire, plusieurs nids sont déjà construits sous ces poutres mais celui de cette année n’est effectivement pas celui de l’année passée. Au mieux, s’ils les réutilisent, un coup de balai est certainement nécessaire. Ensuite, Madame dépose ses œufs, quatre ou cinq, se pieute et pique un somme car ce sont là ces derniers moments de répit, faut qu’elle profite.
Puis un jour, je les entends brailler. Les oisillons ont pointé leurs becs et c’est alors que mon observation commence, pépère et bien installée à la table du petit déjeuner. Comme moi, en moins d’une heure, vous serez arrivés à la même conclusion, faut être fou pour faire des gamins et mieux vaut être retraitée que Rougequeue en charge de 4-5 geignards jamais rassasiés.
Comment font-ils pour tenir le coup ? M’est avis qu’ils pourraient bien avoir une pile Duracell dans le ventre. Ils me font penser à Charlot dans « Les temps modernes » où le ruban de la chaîne de montage ne s’arrête jamais et qu’il court comme un dératé pour le rattraper.
La vie des Rougequeues d’avril à mi-mai est frénétique. Toutes les deux à trois minutes, de six heures à dix-neuf heures, ils apportent un steak à leurs rejetons qui saluent cet exploit en piaillant à qui mieux mieux, ouvrant le bec à s’en démettre la mâchoire, espérant attirer la pitance au fond de leur gosier. En repartant, Monsieur ou Madame – car n’en déplaise à sa seigneurie Sapiens, le partage des tâches professionnelles comme domestiques sont réparties de manière égale chez ces petits passereaux insignifiants – Monsieur ou Madame, disais-je, vide la poubelle et prend dans son bec les déjections de leurs gosses adorés. Ce bal est répété inlassablement, tel un métronome, si bien qu’ils effectuent entre 260 et 390 missions par jour à eux deux. Ils me fatiguent rien qu’en les regardant.
Et puis un matin, tout change ! Notre oreille habituée aux sons caractéristiques des parents et des oisillons écoute ce vide étrange, les affamés se sont tus.
Puis les parents volètent autour du nid à périodes espacées mais répétées et haranguent leurs lardons d’une manière bien spécifique qu’ils ne peuvent ignorer. A leur chant flûté s’ajoutent des claquements tels des castagnettes qui viendraient taper à la fenêtre. Ils encouragent, ils bousculent la couvée mais RIEN, ils n’apportent jamais rien à becqueter !
Stupeur dans le nid !
– Il est l’heure de vous bouger bande d’assistés, semblent-ils caqueter. Fini la belle vie, insouciante et lascive, l’heure du turbin a sonné !
Toutefois, il faut du temps avant de pouvoir convaincre une bande d’ado, alors le premier jour, après une diète de six heures, les empathiques parents craquent et nourrissent encore un peu leurs mômes mais à une cadence nettement plus tranquille. La stratégie étant de sortir les infâmes gloutons de leur zone de confort en les affamant sans trop les affaiblir. La première leçon ainsi intégrée, les voilà prêts pour la seconde : l’électrochoc de la diète complète dès le lendemain.
L’année passée, le nid était idéalement placé, j’étais aux premières loges assise à ma table du petit déjeuner et j’ai pu assister au premier vol du dernier oisillon. Le plus poltron, le plus froussard ou le plus éclairé ? Sans doute le plus sensible qui pressent que quitter ce nid n’est pas l’envol vers la liberté mais la perte du paradis.
De fait, ses trois frères et sœurs l’attendent juste à côté sur la poutre voisine. Mais, ils ont beau faire les malins comme tout explorateur découvrant une terre vierge, il n’est pas convaincu, il les voit trembler aussi.
Alors, qu’il était sorti du nid, campé sur la planchette qui le soutien, le voilà qui remonte s’emplumer au chaud. Pour une fois qu’il a toute la place ! – Non, je n’veux pas y aller ! Chut bien ici !
Les parents volètent et caquètent de plus belle. Ils en ont marre mais font preuve d’une patience d’ange. Ils savent déjà qu’ils vont gagner.
Le voilà qui ressort ! Quelle tête il fait ! L’ado ébouriffé sortant de sa chambre à midi et qui ouvrirait le frigo en y trouvant que du vide et pas de maman à l’horizon ! Le cauchemar !
– Je crève la dalle et voilà qu’ils veulent que je saute dans le vide ! Mais pourquoi tant de violence, tu parles d’une vie ! Si je saute, je suis foutu. Au mieux, faudra gagner ma croûte puis élever des mioches ! Autant en finir tout de suite.
Après bien 40 minutes de tergiversations, son ventre qui gargouille a eu raison de sa raison et le voilà qui s’élance pour rejoindre sa fratrie après un vol d’au moins 1 mètre. Mais quel mètre ! Celui, incommensurable, qui sépare le monde des illusions à celui de la dure réalité.
A propos, si vous avez encore à la maison un vieil ado de 25 ans qui s’accroche à vos baskets, vous savez maintenant quoi faire, c’est simple : l’affamer !
Bonne semaine Evelyne