Chronique du lundi 22 novembre 2021… L’anarchie nous sauvera !
Moi qui roule beaucoup à vélo, je peste souvent contre les automobilistes qui me frôlent mais je les entends pester à leur tour contre ces vélos qui encombrent la fluidité du trafic. Alors que je maudis les autorités lorsqu’ils tracent une ligne jaune pour faire croire qu’ils investissent dans la mobilité douce, la frustration monte du côté des conducteurs de 4×4 qui voient leur surface roulante rétrécir alors que les routes « normales » ne suffisent déjà pas à accueillir leurs mastodontes !
En toute logique, je militais donc pour des espaces séparés. Plutôt que tracer une ligne jaune sur une route déjà surchargée, pourquoi ne pas élargir le trottoir ou la route et créer une vraie piste cyclable, ou mieux encore, comme en Belgique où l’Etat a acheté les langues de terrain bordant les tracés des lignes de chemin de fer pour en faire des routes dédiées exclusivement aux deux roues, les fameuses autoroutes à vélo. Pour avoir récemment roulé en Hollande où cette politique a été mise sur pieds de longue date, je vous confirme que le sentiment de sécurité du cycliste frôle le zénith (pour ce qui est des voitures mais attention aux vélos !).
Pourtant, l’autre jour, en parlant avec mon vendeur de vélos, patatras. Mes certitudes concernant les stratégies de mobilité douce ont été pulvérisées en plein vol pour rejoindre les routes poussiéreuses des possibles.
Car selon un spécialiste une toute autre réalité existe : « Ce qui fonctionne le mieux en terme de mobilité douce pour combiner sans danger vélos et autos sur la chaussée, c’est de ne rien faire » !!
Coup de tonnerre, ne rien faire !? Vraiment ?
Puis aussitôt d’un éclair lumineux. Bon sang, mais c’est bien-sûr ! Souvent les choses sont sous nos yeux mais on ne les voit pas. Je pense immédiatement à Palerme. Le jour où, à peine débarquées, nous louons une voiture et nous retrouvons dans le trafic chaotique de cette grande ville assommée de soleil. Mais chaotique est un point de vue tout helvétique car l’expérience est édifiante. Premiers émois, aucune ligne blanche ne sépare les files, horreur absolue pour l’automobiliste suisse habitué aux Tip Top, propre en ordre. Pourtant le trafic s’écoule sans heurt pour autant qu’on adhère à cette nouvelle règle qu’il n’y a pas de règles. Les daltoniens sont partout car rouge ou vert, nous dépassons le feu, certes au pas, mais nous passons. Les panneaux STOP sont des vœux pieux, une sorte d’ex-voto sur l’autel de la LCR[1]. Les demandes de grâce une fois envoyées, plus personne ne s’y arrête, ou si peu. Le signofile[2] ? Peu utilisé, trop impersonnel, eh ! nous sommes en Italie. Non, ici c’est le bras gauche qui parle, sortant par la fenêtre ouverte du véhicule. L’avantage du bras est qu’il communique bien mieux qu’une loupiote clignotante :
Il y a le bras ballant qui signifie « Tu me vois ? Cool, j’avance au pas, puis ce sera ton tour »
Le bras qui fait signe lentement et qui dit « Prego, avanti », après toi.
Le bras se mouvant de bas en haut « On se calme, moins vite ». Et les doigts ! Ah les doigts en Italie, attention aux doigts ! Tout un répertoire qu’il vaut mieux maîtriser à la perfection pour éviter les malentendus qui fâchent. Évitez les doigts !
Résultat, lorsqu’il n’y a pas de règle et que l’espace est à tout le monde, qu’on rame tous dans le même bateau, chacun fait attention à soi et aux autres. On lève le pied et on communique parce que c’est la meilleure solution ; à moins d’être sociopathe, on préfère collaborer que d’écraser son homologue.
Mais je crois surtout au fait qu’il n’y pas d’enjeu, pas de territoire personnel à défendre. Et lorsqu’on laisse sa place, on n’a pas l’impression d’avoir été spolié, agressé, ostracisé, discriminé. Pourquoi ? Ben, rien à perdre, rien à défendre. Mon territoire ? Non c’è più.
Bon, j’ai tout de même un doute. Je dois avouer que ce jour-là, je n’ai pas vu beaucoup de vélo dans les rues de Palerme. Faudrait essayer ! Qui se lance ?
En Suisse, nous sommes à des années-lumière de cette joyeuse pagaille. La faute au soleil qui est moins chaud et moins présent ? Bof, même pas. Chaud ou froid, nous roulons la fenêtre fermée, caparaçonnés dans l’habitacle de notre Cruiser toutes options bien à l’abri de l’autre. Pour se frayer un chemin dans la jungle du trafic, pas de bras d’humain à l’horizon mais la certitude de son bon droit et de la solidité de son SUV d’une tonne huit. Nous avons le parc automobile le plus polluant d’Europe parce-que le plus lourd. Nous adorons les grosses bagnoles. « Mais pourquoi as-tu acheté, pour toi toute seule, une voiture aussi grosse ? – Oh, mais elle est bien et je me sens plus en sécurité ». La richesse a fait des dégâts, le peuple s’est transformé en individus se défiant des autres, si bien que rouler est égal à presque entrer en guerre.
Alors évidemment, j’ai des doutes que ce modèle du « ne rien faire » pour une mobilité douce et douce pour tout le monde, soit exportable en Suisse !
Même si on installe des panneaux de prévention « la route est à tout le monde », fort est de constater que la notion du bien commun a du plomb dans l’aile et je ne vous parle même pas de vaccin ! Évoquer le bien commun, c’est comme pisser dans un violon et aucune prévention n’aura d’effets positifs sur notre mentalité d’individus pourris, gâtés, toujours prêts à dégainer pour crier :
« MON droit, MON espace, MA liberté, MON territoire ». Et je ne parle pas seulement des automobilistes ! L’autre jour, j’ai vu à Bulle un cycliste qui avait bricolé son guidon de vélo en y ajoutant 30 à 40 cm de largeur. Une véritable incitation à la haine !
Trop riches, trop à perdre, d’ailleurs depuis que Sapiens a inventé la propriété privée, sa plus grande erreur, les guerres ont commencé. Ainsi ne faut-il pas s’étonner que dans un système qui élabore de multiples règles pour donner à chacun son espace, son droit, son territoire, prendre le volant revient à se défendre contre ? ? ? On ne sait pas trop contre qui ou contre quoi mais on est prêt à en découdre, ça c’est sûr !
Comment renverser cette tendance du chacun pour moi lorsqu’on n’a pas la chance d’avoir le soleil d’Italie ? Je n’en ai aucune idée… Rendre tout le monde pauvre ? Supprimer la propriété privée, les lignes blanches, les feux vert et rouge, arancione per tutti, le JE à remplacer par NOUS, la LCR, les réseaux sociaux bien-sûr et les selfis, surtout les selfis !
Pour nous préparer à cette anarchie bienveillante, j’ai peut-être une idée : Pour acquérir le permis ou même pour acheter une bicyclette, obligation de faire un stage de trois semaines dans le centre de Palerme et rouler un jour à vélo et le suivant, si vous êtes toujours en vie, en voiture sans clim fenêtre ouvert. Préalable indispensable : acquérir le vocabulaire gestuel, sans les doigts ! Trop dangereux, les doigts !
Bonne route à tous.
Evelyne Sottas
©Evelyne Sottas
[1] LCR : Loi fédérale sur la circulation routière
[2] Signofile = helvétisme signifiant clignoteur ou clignotant